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J’ai senti mes cheveux se dresser sur ma nuque. Heureusement, heureusement il faisait jour. Les scorpions sont plutôt nocturnes. La plupart devait s’être planquée quelque part, pour ressortir au crépuscule. Mais j’en ai quand même aperçu quelques-uns. Ils sont ÉNORMES ! J’en ai vu de ces sales bêtes depuis que j’ai quitté les montagnes, mais ceux-là sont gros comme des rats. Il y a des histoires dans la cité à propos de cet endroit. Et quand j’ai vu le reste, mes jambes se sont bloquées. Il y a des fresques sur les murs. Elles sont terrifiantes. J’ai été obligé de fermer les yeux. Je ne pouvais pas voir ça ! Mais l’autre, la brute qui m’escortait, m’a poussé à nouveau. J’ai avancé en regardant ailleurs, surtout pas les murs, je ne voulais plus voir ces scènes horribles. J’étais glacé de peur. Et le pire était à venir. Tout au fond du temple, il y a la statue du dieu des Ardashirs. Ils le nomment : Tomaka-Shar. J’aurais voulu ne pas le regarder non plus, mais j’étais comme hypnotisé. La statue est énorme, elle mesure bien quatre mètres de haut. Avant de venir ici, j’aurais dit que c’était juste des bêtises. Comme la déesse des géants. Le monde a été façonné par les esprits, les esprits de Foëdr, il n’y a rien d’autre. Voilà ce que j’aurais dit. Aujourd’hui, je ne sais plus. Qui sait si cette monstruosité n’existe pas vraiment ? Après tout, les dragons existent bien, eux. Et les géants aussi.
Tomaka-Shar ressemble à un homme trapu, bedonnant, avec une grosse tête et d’énormes bajoues. Seulement, sa colonne vertébrale se poursuit par une queue de scorpion terminée par un dard et ses avant-bras sont des pinces de scorpion. Oui, autrefois j’en aurais ri. Mais voir cette statue hideuse dans cet endroit terrifiant n’a rien de drôle. C’est même tout le contraire. Je commence à comprendre pourquoi les Ardashirs se font appeler « les guerriers du scorpion » et surtout, pourquoi ils considèrent ces affreuses vermines comme sacrées.
Le dard de la statue est une longue pointe en argent, recourbée comme une griffe. Il y a un rai de lumière qui passe par une des deux meurtrières percées dans les murs qui tombe pile dessus et la fait étinceler. Ça donne l’impression qu’elle vibre… prête à frapper. Je n’arrivais pas à détourner les yeux de cette horreur et du même coup j’ai failli marcher sur l’un de ces énormes scorpions. C’est la brute qui m’accompagnait qui m’a donné une bourrade pour que je l’évite. La sale bête avait déjà redressé son dard, elle aussi… J’ai été inondé de sueur. Je suis sûr que leur piqûre est mortelle. Vue leur taille…. Ici, rien ne se passe comme chez les gens normaux. Le roi des Ardashirs, que je n’ai bien sûr jamais vu, est toujours également grand-prêtre de Tomaka-Shar. Mais il n’officie que lors des très grandes occasions. L’entretien du temple et les cérémonies ordinaires sont assurés par des prêtres ordinaires, comme celui auquel j’ai parlé il y a deux jours.
Il paraît que pour qu’un nouveau roi soit intronisé, il doit passer la nuit entière, seul dans le temple, avec les scorpions. S’il survit, il prend officiellement le nom de « Fils du Scorpion ». C’est son titre. S’il survit, il pourra devenir roi et grand-prêtre. Mais on murmure aussi dans la cité que le roi est le seul à posséder le secret d’une mixture qui rend insensible aux piqûres de ces monstres.
La statue paraissait vivante et j’ai commencé à avoir envie de vomir tellement j’avais peur. Et puis, mon corps s’est paralysé. Totalement. Je ne pouvais plus faire un pas. Je venais de voir… juste devant la statue, il y avait des chaînes fixées au mur, terminées par des bracelets de fer. L’espace d’un moment, j’ai cru que tout était fini. Ils allaient me tuer. Me sacrifier à leur dieu immonde. Je voulais crier mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais ni bouger, ni parler. Non, non, non ! J’ai échappé aux fédérés qui m’ont laissé pour mort, j’ai échappé aux géants et à leur déesse, je ne pouvais pas finir comme ça ! Oh non, pas comme ça ! Non, non, non !
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Ce fut en fin d’après-midi que Torann et ses hommes arrivèrent sur les lieux, guidés par le messager de Téjori. En ce début d’automne, les après-midis étaient encore très doux. Et l’odeur qui émanait du charnier était épouvantable : odeurs de sang, de viscères déchirés et, déjà, insinuante et malsaine, se répandait dans l’air presque chaud l’odeur de la mort.
Le messager n’eut pas besoin de désigner l’endroit à ses compagnons : les croassements des corbeaux et leurs allées et venues se voyaient et s’entendaient aisément depuis la route.
— Mais où sont donc les autres ? s’étonna cependant l’homme. Ils ont laissé ces charognards à l’œuvre, cela m’étonne…
Dérangés par l’arrivée de la troupe, les oiseaux noirs s’envolèrent à tire d’ailes tout en protestant bruyamment.
— Répugnante vermine ! grogna Wilfur.
Torann avait déjà mis pied à terre et examinait les cadavres avec soin. Son ami le rejoignit. Malgré les coups de bec des corbeaux qui avaient creusé les blessures et perforé la chair encore intacte, certains cadavres étaient dans un tel état que les deux hommes sentirent d’affreux souvenirs remonter à leur mémoire.
— Ici, regarde, fit Wilfur. Celui-là à un bras en moins, mais…
Torann avait vu :
— Le bras et toute l’épaule. Ni arraché ni tranché avec une lame. On voit nettement les traces de dents. Et pour avoir une gueule aussi grande…
— Et ici ! Celui-là c’est sa tête qui a disparu… avec le cou et une partie du thorax. Je ne connais qu’une seule créature capable de faire ça.
— Moi aussi, dit sombrement Torann.
Tous deux se regardèrent. Comme toujours, ils se comprirent sans parler. Chacun d’eux sentit l’acide de la peur lui ronger l’estomac, à la pensée de tout ce que leur découverte impliquait. Et ce n’’était pas forcément pour eux-mêmes qu’ils avaient le plus peur.
— Que je sois changé en âne si je comprends comment une telle chose est possible ! laissa fuser Torann. Ici, en plein cœur du territoire fédéré ! Sans que personne n’ait… enfin, cette question sera pour plus tard. Pour l’heure, il faut rentrer immédiatement à Esrenn-Daile et avertir l’ensemble de nos clans.
Il savait que, comme lui-même, Wilfur en cette seconde pensait à sa famille. Et par extension, à ceux qui avaient disparu autrefois, lorsque ce même péril rôdait sur leurs terres. Tous ceux que l’on n’avait jamais revus, tous ceux qui étaient morts.
Les deux hommes s’apprêtaient à retourner à leurs montures quand leur guide, le messager qui était venu les avertir à Esrenn-Daile, poussa soudain un cri :
— Seigneur ! Ici, regardez !
Il était blême d’horreur.
— Qu’y a-t-il ? demanda Torann.
— C’est l’un des guerriers de mon clan ! Il est mort. Et là, je crois que… oui, un autre ! Ils ont été attaqués et tués… eux aussi !
Une dernière fois, Wilfur et Torann se regardèrent. Puis le premier accéléra le pas en direction de son cheval.
— M’est avis qu’il vaut mieux ne pas moisir ici, fit-il.
Mais il était déjà trop tard. Au même instant, l’un des hommes qui les avaient accompagnés et qui était toujours en selle cria d’une voix étrangement aiguë :
— Aux armes !
A peu de distance du charnier, le sol s’abaissait brusquement sur une quinzaine de mètres. Plus loin, c’était l’orée de la forêt. Pareils à un horrible cauchemar issu du passé, de la déclivité étaient en train de surgir cinq dragons aux écailles violettes, montés par des guerriers Ardashirs.
Placés comme ils l’étaient, les hommes de Torann ne pouvaient voir, courant loin derrière eux, une silhouette humaine : Brerïn venait d’aller avertir la troupe que, cette fois, ceux qu’ils attendaient étaient arrivés.
— Torann, c’est le grand avec des cheveux noirs, avait-il dit, plein d’une joie malsaine.
Tandis que les chevaux se cabraient en hennissant, fous de terreur à l’approche des dragons, Torann, Wilfur et leurs compagnons dégainaient leurs armes en hâte, dans un long chuintement d’acier.
Et puis ce fut le choc, d’une incroyable brutalité.
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Bolain se trouvait assis à table et taillait sa plume. Il s’efforça de sourire d’un air confiant en voyant sa visiteuse.
— Je crois que je ne dormirai pas beaucoup cette nuit, dit-il. J’ai écrit à tous les chefs des clans fédérés et aux commandants des forts. J’ai déjà reçu quelques réponses. Je pense que ça va continuer jusqu’au crépuscule.
Puis ses lèvres se pincèrent.
— Jamais nous n’avions imaginé une situation telle que celle-ci. Les…
Il parut hésiter, regarda à nouveau Loënn, sembla décider qu’elle était assez forte pour encaisser.
— … les différents chefs me demandent ce qu’ils doivent faire. Que puis-je leur répondre ? Sinon de se montrer très prudents. Nous ne savons même pas ce qui se passe. Il semble évident qu’un groupe restreint de Ardashirs a réussi à franchir nos lignes et se « promène » au sein du territoire fédéré. Pourquoi faire ? Que veulent-ils ? Malgré leurs dragons, ils ne peuvent songer à attaquer un clan, par exemple. Pas en nombre restreint. Ils le savent forcément. Et s’il y avait une armée, eh bien ! On l’aurait vue. Enfin quoi, une armée surgissant du désert, ça se remarque !
Il soupira et ajouta plus bas.
— J’ai été forcé de dire aux chefs que Torann avait disparu. Ils n’auraient pas compris que ce ne soit pas lui qui prenne les choses en main. Je ne veux pas encore désespérer, Dame, mais il faut que je vous l’avoue : si nous devons combattre les Ardashirs, sans Torann nous courons au désastre. Si encore…
Il s’interrompit à nouveau mais Loënn avait compris : il pensait à son frère.
— Il reste… vous, dit-elle. N’êtes-vous pas l’un des artisans de la fédération ? En outre, vous avez déjà combattu cet ennemi. Vous les connaissez.
— Je ferai tout ce que je pourrai, Dame. Vous le savez. Mais inutile de se faire des illusions : je ne pourrais pas rassembler les clans autour de moi et les inciter à se battre en restant unis. Je suis trop vieux et je n’ai pas le… je n’ai pas l’ascendant qu’a toujours eu Torann sur les uns et les autres. Peut-être que Wilfur aurait pu tenir ce rôle, car chacun le respecte en tant que guerrier. Peut-être. Or vous savez comme moi que même s’il survit, il n’est pas près de pouvoir se lever. Encore moins de se battre.
Loënn inspira longuement. Cette question qu’elle refusait de se poser depuis le matin, elle ne pouvait plus la repousser désormais. Elle assura sa voix pour demander :
— Bolain, vous croyez que Torann est encore en vie ?
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