PROLOGUE
Comme toutes les filles issues des Clans qui vivaient sur toute l'étendue des terres de Foëdr, ainsi que ses habitants appelaient leur continent, Loënn avait été élevée dans l'idée d'une soumission absolue envers le genre masculin. Elle était la propriété de son père, qui avait tout pouvoir sur elle, et il en serait ainsi jusqu'au jour où il la donnerait en mariage à un homme qu'il choisirait lui-même. Un homme qu'elle devrait servir sa vie durant et qui à son tour aurait tout pouvoir sur elle ainsi que sur les enfants qu'elle mettrait au monde. Si elle avait la chance de donner le jour à des fils, ceux-ci échapperaient à la tutelle de leur père le jour où ils seraient reconnus comme des adultes par les membres de leur clan. En revanche, si elle avait des filles... celles-ci seraient leur vie durant la propriété d'un homme.
Depuis quelques temps, la jeune fille se doutait que le moment où elle quitterait les siens pour se marier approchait. Elle avait surpris des bribes de conversation, vu circuler de l'or, partir et arriver des corbeaux messagers et sa mère parlait plus souvent que de coutume de son trousseau. C'est qu'un mariage, pour les hommes des clans, n'était rien d'autre qu'un marché conclu entre le père de la fiancée et son futur époux. Des marchés parfois compliqués et pouvant impliquer beaucoup. Celui qui désirait prendre femme pouvait donner de l'or, des terres ou d'autre biens à son futur beau-père. Il pouvait tout aussi bien lui apporter une alliance intéressante, qu'elle soit commerciale ou guerrière. En retour, celui qui donnait sa fille s'engageait tacitement à ce que celle-ci ait été bien élevée, de manière à être une bonne épouse et une bonne mère. Selon les critères des clans, bien sûr. Il devait également lui fournir un important trousseau qui enrichirait la maison de son époux. En contrepartie, si la jeune épouse ne répondait pas aux conditions exigées, si elle était incapable de tenir une maison, se soumettre à son mari et élever ses enfants dans les mêmes dispositions d'esprit, le mari était en droit de la répudier et de réclamer le remboursement de son investissement, couvrant ainsi d'une honte durable la famille de la fiancée.
Quoi qu'il en soit, lorsque Donar, son père, annonça à Loënn qu'il avait conclu pour elle un mariage que lui envieraient tous ceux de leur clan ayant une fille à marier, elle ne fut pas très surprise.
- Ton futur époux n'est pas le premier venu, se rengorgea Donar. Il s'agit du chef suprême des clans qui vivent sur les terres d’Esrenn-Daile :Torann, celui qui a vaincu les monstres Ardashirs lors du Grand Raid !
Torann était célèbre parmi nombre des clans de Foëdr. Non seulement pour ses prouesses guerrières ainsi que sa bravoure et sa vaillance au combat, mais surtout parce qu'il était le premier et le seul à avoir convaincu plusieurs clans de s'allier de manière durable, sous son autorité quasi souveraine. Les terres d’Esrenn-Daile, situées au nord-est de Foëdr, étaient des terres pauvres et ingrates que ses habitants devaient disputer pied à pied à la forêt, aux cailloux et à un peuple de monstres vivant au-delà du Grand Désert de Pierres et malheureusement enclins à lancer des razzias dévastatrices sur leurs « voisins ».
En persuadant les clans de se rassembler, mieux de se fédérer, Torann leur avait apporté une prospérité nouvelle ainsi qu'une sécurité renforcée. Cela n'avait pas dû se faire sans mal cependant, chaque chef de clan étant jaloux de ses prérogatives, mais apparemment Torann possédait une volonté de fer et une énergie inépuisable. Ainsi qu'une épée très affûtée, ajoutaient certains à demi voix.
Loënn de son côté se moquait à peu près totalement de l'identité de celui qui allait devenir son mari : son père étant un guerrier appartenait à la plus haute caste reconnue dans les clans. Il était riche, de son héritage familial d’une part, de ce que lui rapportaient ses terres arables et ses élevages d’autre part, et enfin de ses perpétuelles tractations avec les uns et les autres, consistant principalement à parler, discuter, se renseigner sur tout et tous et éventuellement monnayer ensuite ses informations.
Ses deux filles savaient depuis toujours qu'elles seraient mariées à des hommes ayant un statut au moins identique à celui de leur père, ou au minimum à quelqu’un possédant de grands biens. Donar chercherait, à travers ces unions, à acquérir encore un peu plus de prestige. La notoriété de Torann étant suffisamment grande pour s’être répandue très loin des terres sur lesquelles il vivait, du point de vue de Donar c’était à l’évidence un parti rêvé. La fiancée quant à elle soupira un peu, secrètement, d'une part en réalisant que ce Torann était beaucoup plus vieux qu'elle, bien qu'on le dise dans la force de l'âge, et surtout en songeant qu'elle allait devoir quitter son clan, perspective qui lui serrait le cœur. Elle avait toujours espéré pouvoir rester à proximité de son village, pas trop loin des siens, notamment sa mère et sa jeune sœur. Il était rare que les filles se marient dans leur propre clan. Si cela avait été la norme, il y aurait fatalement eu très rapidement des mariages consanguins. Or nul n'ignorait que de telles unions donnaient des enfants faibles et maladifs. De là à partir aussi loin, à vingt jours au moins de voyage à cheval.... Depuis qu'elle avait appris la nouvelle, Loënn sentait un poids lui comprimer la poitrine en permanence. Bien entendu, le mariage était le seul avenir des filles. Nulle ne savait qui elle épouserait ni où elle vivrait son âge de femme. Une fille n'avait aucun choix à effectuer. Quant à ses rêves, bien sotte celle qui s'imaginait les voir se réaliser un jour ! (Donar résumait la situation en grognant que rêver était inutile, donc stupide. Donar avait des idées très terre à terre).
Les garçons bien sûr étaient (presque) en droit de décider des activités qu'ils voulaient exercer et pouvaient imaginer leur vie d'adulte pratiquement comme bon leur semblait : même si leurs pères ne les approuvaient pas, ils savaient qu’une fois reconnus adultes ils seraient libres. A condition bien sûr de gagner leur vie ou du moins d’avoir des revenus, ce qui de toute manière était indispensable pour pouvoir se marier et fonder une famille. Aussi, la plupart des hommes, lorsque leur fils devenait adulte, lui constituait un petit cheptel, une sorte d’avance sur héritage, qu’il appartenait alors au jeune homme de faire prospérer. Loënn quant à elle était sceptique : son père aimait l’argent et la notoriété et depuis toujours, il éprouvait un besoin maladif de tout contrôler. De plus, pour lui il n’existait qu’une seule bonne manière de faire les choses, une seule bonne manière de penser : les siennes.
Loënn ne l’imaginait donc pas permettre de bon gré que son fils vive à sa guise, surtout s’il lui fallait se dépouiller d’une partie de ses biens pour cela. Bien sûr, lorsque Donar avait acheté pour lui-même un nouveau cheval, jeune et vigoureux, il avait offert à Naïls son ancienne monture, Tchopky. Il était excessivement rare que Donar fasse un cadeau à quiconque car il lui était toujours très pénible de se défaire de quelque chose qui lui appartenait sans avoir de contrepartie en échange. Naïls de son côté était très heureux d’avoir un animal à lui et Donar avait fait à cette occasion tout un discours sur le fait qu’un jeune garçon devait posséder son propre cheval. De là à lui donner des troupeaux et des terres et, surtout, à permettre qu’il vive à son idée….
Bien entendu, la plupart des hommes se mariaient un jour ou l’autre. Certes, là encore eux avaient le choix. En revanche, il n'était pas envisageable qu'une fille née dans une famille honorable ne contracte pas mariage. Car enfin, que serait-elle devenue ? Elle ne pouvait prétendre à aucun bien, seuls les fils héritant de leur père. Les fils nés d'un couple marié, bien entendu. Il arrivait assez fréquemment qu’un homme ait une maîtresse. Certains entretenaient ainsi une veuve, bien contente si cela lui permettait de vivre, d’autres fréquentaient sans se cacher les maisons de prostitution. Parfois encore ils jetaient leur dévolu sur une glaeris, ceux-ci étant toujours un peu en marge de la société. Ce n’était cependant pas très bien vu car à Foëdr, il n’y avait pas pire crime que voler la femme d’un autre, qu’elle soit sa fille ou son épouse. Malheur d’ailleurs à celle qui sortait du droit chemin, décevait ou trompait son « propriétaire »... Dans tous les cas, seuls les enfants nés du mariage avaient une existence légale. Les autres n'avaient généralement guère d'avenir, filles comme garçons. Leurs mères devaient se débrouiller seules pour les nourrir et les élever (à moins de réussir à les faire passer pour ceux de leur mari, si elles en avaient un). Dans le cas contraire, aucun d'eux ne pouvait, en aucun cas, se prévaloir du nom de son père ou même de son appartenance à un clan. Si bien que tôt ou tard ils devaient se débrouiller pour survivre. Leur choix était d’ailleurs très restreint : ou bien ils acceptaient les besognes les plus ingrates et les plus mal considérées, rejoignant ainsi la caste des glaeris, celle des anciens esclaves, ou bien, en fonction de leur sexe, ils rejoignaient les bandes de pillards qui parcouraient le pays (pour les garçons principalement) ou une maison de passe qui veuille bien les accueillir (pour les filles). Dans ce dernier cas, elles devaient alors couper leurs cheveux très courts pour montrer qu'elles étaient des prostituées et mener l'existence misérable de leurs pareilles.
Aussi un homme digne de ce nom devait-il se préoccuper de marier sa ou ses filles, afin de leur assurer, à elles ainsi qu'aux enfants qu'elles mettraient au monde, un toit et un statut. Peu importait en vérité que l'époux soit jeune ou vieux, beau ou laid, qu'il ait mauvaise haleine ou sente des pieds. Peu importait qu'il soit détestable, contrefait ou stupide. Ce qui importait, c'était qu'il puisse assurer un foyer à son épouse et ses enfants à venir. En contrepartie bien entendu, la femme avait l'obligation de se conformer à ses ordres et ses désirs, depuis son mariage jusqu’à sa mort.
Loënn savait tout cela depuis toujours. Aussi la nouvelle de ses prochaines épousailles n'avait-elle rien d'extravagant pour elle. Pour autant, elle n'y était pas indifférente, tant s'en fallait : sa vie était sur le point de changer de manière radicale et elle allait vers l'inconnu, un nouveau foyer, une nouvelle vie, un époux avec lequel elle devrait vivre en toute intimité, un nouveau clan... il n'y aurait plus RIEN de familier dans son existence et cela, elle l'appréhendait chaque jour davantage. A présent que le choix était fait et qu’elle était promise, elle s'inquiétait également de la personnalité de celui à qui on la donnait, puisqu'elle ne le connaissait absolument pas. La rumeur affirmait que ce n'était pas un homme facile.
- Il ne faut pas avoir peur, lui répétait sa mère pour la rassurer. Ta vie ne changera pas du tout au tout, Loënn. Tu continueras à accomplir les tâches que tu accomplis déjà ici et que tu connais. Bien sûr, il s'y rajoutera le fait de devoir complaire à ton époux, mais tu as été préparée à cela toute ta vie, je sais que tu t'en sortiras.
Et Tlaria regardait sa fille en réprimant de son mieux les larmes qui lui montaient aux yeux et en s'efforçant vaillamment de sourire : c'était dur pour une mère de voir sa fille la quitter. Elle aussi aurait tellement préféré que son enfant reste à proximité de Vilanoë, leur village ! Elle aurait pu avoir de ses nouvelles par le biais des marchands ambulants et lui en faire parvenir. Là, elle la perdait pour de bon. Et puis, au fond elle non plus ne savait rien de celui auquel Donar allait livrer son enfant. Comme tout le monde elle avait entendu des histoires et des rumeurs. Certaines n'étaient pas rassurantes. De plus, cet homme qui allait devenir son gendre, elle le trouvait trop vieux. Elle ne le connaissait pas, bien entendu, mais d’après ce que l’on en racontait, il devait avoir environ la quarantaine, soit pas loin de vingt ans de plus que Loënn qui venait quant à elle de fêter ses vingt-deux printemps. Ce qui inquiétait Tlaria, c’était surtout qu’une telle différence d’âge devait fatalement laisser sa fille veuve un jour, à moins qu’elle ne décède de maladie ou d’accident. Et le sort des veuves était exactement le même que celui des filles non mariées : elles se retrouvaient à la rue et sans le sou. Sauf si elles avaient de la famille, un fils la plupart du temps, qui accepte de les recueillir.
Aussi, jour après jour et en cachette de son époux, Tlaria se rendit-elle au temple pour faire des offrandes aux esprits protecteurs de Foëdr, surtout à Krell, le plus puissant de tous, l’esprit bienveillant qui tissaient les destinées, pour que sa fille aînée ait rapidement un fils qui assurerait sa subsistance plus tard. Mais aussi et surtout pour qu’elle ne tombe pas sur un être cruel ou brutal, qui la rendrait misérable sa vie durant. La vie des femmes était bien suffisamment dure comme cela. Pourvu, pourvu que cet homme ne traite pas sa jeune épouse trop durement !
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